Préface pour mille romans

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Préface pour mille romans

Vous entendez mille personnes dire : « ma vie, c’est un vrai roman. » Pas un roman vrai, mais bien un vrai roman. Cela suppose que certaines vies égalent ou dépassent l’imagination des meilleurs romanciers, et en outre, que ce qu’elles ont de vrai ce n’est pas seulement la vie vécue, la réalité des événements, mais le fait que les événements étaient fabuleux et que l’impossible s’est trouvé réalisé.

Il n’y a pas la moindre ambition dans cette affaire. Tout le monde sait bien aussi qu’il ne faut pas se monter la tête et que le prétendu roman n’est rien d’autre qu’un amour inespéré ou désespéré, une suite de tentatives très variables, une maison peut-être, des enfants, un travail, en somme tout ce qui est précieux pour nous, et sans intérêt universel. Mais chacun veut affirmer que c’est autre chose qu’une passion ou une recherche banales sur quoi la personne qui les vit s’illusionne à plaisir. Chacun a l’impression d’avoir trouvé le secret même de toute vie, le vrai roman dont il est nécessaire d’affirmer la chance, le malheur et la beauté. L’amant promène en tous lieux celle qui est pour lui la plus belle femme et la plus belle aventure du monde, la mère célèbre ses enfants, le malheureux conte ses deuils, le voyageur ses découvertes.

Pour comprendre ce singulier état d’esprit qui veut mêler la réalité et le merveilleux, peut-être faudrait-il remonter à l’origine de nos histoires, à certains actes simples qui interrogent le hasard et le destin. Si vous n’êtes pas trop bien habillé, vous pouvez un jour vous asseoir sur la bordure du trottoir. C’est une situation généralement méprisée, mais grâce à ce léger oubli des convenances vous avez déjà posé la question. Assis sur ce bout de trottoir, vous restez dans la rue, dans la vie, mais aussi vous vous mettez un peu en dehors, vous avez changé de point de vue sur les passants, les arbres, les magasins. Le monde apparaît différent. Vous avez commencé une étude romanesque et vous devenez vous-même un modeste héros. L’écrivain Georges Limbour aimait se jucher (dans sa jeunesse) au haut des becs de gaz pour prendre une vue nouvelle du monde, jusqu’à ce qu’un sergent de ville vînt le déloger au nom de la vérité officielle. Si, dédaignant les mécaniques de précision, vous voyagez à pied, si encore vous préférez monter dans cette torpédo que conduit un homme à trente à l’heure, vous posez de nouvelles questions à la vie. L’homme de la torpédo salue dans la campagne les gens qu’il croise, les dames qui reviennent du marché, les cantonniers, regarde chaque peuplier, chaque maison, s’arrête pour s’informer du prix d’un âne. Il vous apprend que le monde peut changer à chaque instant et qu’il y a des chances de le voir changer. Pour la même raison, vous rôderez le long des rivières, vous chercherez l’amour, et vous jouerez de la guitare, à moins que vous ne jouiez des tours à votre prochain. A l’origine, un jeu ou une étude. Mais l’histoire devient bientôt beaucoup plus grave à certaines heures. Soudain, ne voyons-nous pas que toujours des combattants obscurs ont tout risqué pour changer le monde ne fût-ce qu’un instant ? Ce vrai roman c’est aussi l’amitié fraternelle et le rêve inépuisable, sans qu’il soit besoin de bouleverser les choses ou d’avoir raison contre la dure vérité. D’abord constater et faire constater qu’à côté de notre vie quelque chose a passé, une aventure étrangère et nécessaire, qui durera ce qu’elle durera, sera oubliée puis retrouvée mille fois parmi les hommes. Rien d’autre qu’une certaine paix fabuleuse qu’on a touchée, une trêve ou l’espérance née d’un seul cœur peut emplir le monde.

Le vrai roman s’affirme en dehors de ceux, par exemple, qui barricadent leurs bois, de crainte qu’un passant n’y cueille une fleur, un champignon, n’y entende un oiseau ; en dehors des forteresses de la vérité où un sou est un sou, un homme un matricule.

     Quant au romancier, que vient-il faire dans cette vie-là ? Rappeler tant bien que mal qu’il y a ces mille histoires fraternelles, jusque dans les forteresses peut-être et chez les barricadeurs de bois, et que le plus humble amour pouvait signaler la venue d’une chance merveilleuse. Par surcroît, tout cela n’a pas d’importance, comme lorsqu’on bavarde, appuyé sur le parapet d’un pont en regardant l’eau, en écoutant des voix lointaines, en saluant la vie qui vous jette à l’eau assez souvent.

André Dhôtel

Article non daté, publié vers 1950 dans un journal de Seine-et-Marne. Repris dans le cahier André Dhôtel n° 1.