Monsieur l'Ambassadeur

alinéa

Monsieur l'ambassadeur

Cette nouvelle est parue pour la première fois dans la revue Médecine de France, N°101, 1959.

L’histoire date d'un des plus anciens royaumes qui fût sur la terre. En dépit du temps écoulé, du désaccord des savants sur l'étendue et la situation géographique du territoire, on a pu établir de la façon la plus sûre que les relations sociales étaient alors soumises à un très grave esprit protocolaire.

Il y avait dans ce royaume un enfant qui ne se distinguait pas, disait-on, des autres enfants. Sa famille, fière de son appartenance à une classe honorée, fut fâchée de reconnaître qu'il n'avait pas d'aptitudes particulières. Il ne s'intéressait ni aux sciences ni à la rhétorique. On se vit contraint de rechercher pour lui un emploi d'artisan dont n’eussent pas trop à rougir ses aïeux, tous ennoblis par leur habileté dans la navigation. L'enfant apprit d'abord le métier de serrurier.

Les débuts ne furent pas décourageants. Les serrures consistaient alors en un jeu de clavettes de bois. L'enfant apprit à limer, à façonner, à régler enfin les dispositifs. Quand il en vint à ce dernier point on lui accorda l'honneur de fabriquer une serrure selon son inspiration. Le résultat fut à la fois merveilleux et déplorable. La serrure s'adaptait à un certain doigté et se refusait à toute autre manœuvre, si bien qu'il fallait un long et savant apprentissage pour l'ouvrir. Les voleurs, les crocheteurs étaient floués d'avance, et seul le propriétaire de la maison pouvait pénétrer chez lui. La difficulté c'étant justement que l'initié lui-même risquait de se tromper et d'avoir à fourrager pendant une heure, sous la pluie ou sous le soleil, avant d'obtenir satisfaction.

L’enfant fut mis en défaut. On lui fit de sérieuses remontrances. Il sourit et promit de s’appliquer davantage. Il ne réussit par la suite qu'à compliquer les serrures de telle façon qu'il fallut alors deux ou trois clefs pour en venir à bout.

- D’où vous est venue cette manie ? lui demandait son maître.

- Je ne cesse de me poser des problèmes pour agrémenter mon travail, répétait l'enfant, et je ne puis me garder  ...

C’était un scandale de poser des problèmes et des questions, lui fut-il rétorqué. On le mit à l'ébénisterie.

Pendant longtemps tout alla bien. On ne voyait pas comment ce garçon trouverait le moyen d’exercer en la matière une sensibilité excessive. Il y parvint pourtant à force de patience, quoique son travail ne puisse guère s'expliquer par de simples procédés d’artisan. Bref, il fabriqua des chaises et des fauteuils qui avaient la propriété de rendre de singuliers craquements si la personne qui s’y asseyait avait dans le cœur de mauvais sentiments : orgueil, méfiance, désir de vengeance ou même la simple ambition. Comme de tels sièges furent fournis à la cour, il en résulta maints inconvénients. On crut d’abord que ces craquements venaient de la mauvaise qualité de l’ajustage, mais on dut se rendre compte qu’ils se produisaient seulement dans quelques occasions gênantes, quoique assez rares. Le garçon avait d’ailleurs fait l’aveu de sa trouvaille. Belle invention s’écria chacun, propre à troubler les consciences les plus pures, et beau mensonge sans doute que ces chaises qui accusaient de dignes personnages.

C’est ainsi que notre apprenti fut exilé à l’extrémité du royaume où sa famille résolut de l’instruire dans l’architecture. Il exprima son repentir et jura bien d’éviter toute fantaisie dans un pays où l’on défendait aux dieux mêmes de se livrer à leurs imaginations. Il déclara sincèrement qu’il préférait demeurer le plus obscur des ouvriers et que l’astuce l’avait toujours empêché de voir le ciel et les nuages dans la beauté simple qui leur convient. Il parvint à l’âge d’homme sans qu’on eût l’occasion de parler à son sujet. Il aurait pu revenir alors dans la capitale du royaume, mais il s’en abstint. Il aimait construire des villas paysannes et n’avait plus d’autre désir. Ce qui suivit néanmoins d’extraordinaire il a toujours prétendu n’y avoir été pour rien.

Il avait depuis longtemps laissé aux maçons le soin de construire les murs, dont il établissait les plans, mais il s’était toujours réservé l’agencement des toitures auxquelles il voulait participer activement. Il s’était pris d’un grand amour pour l’enchevêtrement des charpentes, et lorsqu’on en venait à disposer les tuiles, il congédiait tous ses aides et passait de longs jours à placer les tuiles, à les replacer, de telle façon qu’elles forment un ensemble à la fois résistant et léger. Il pensait que la moindre faute dans la pose d’une couverture risquait de briser l’élan gracieux d’un toit qu’il ne jugeait  pas fait seulement pour l’abri des habitants mais pour exprimer le désir du ciel ainsi que le seraient des mains tendues, ou des cheveux au vent. Tel était son rêve que le ciel ne comprit que trop bien.

Il avait édifié trois maisons, dans la banlieue d’une petite ville, pour un médecin, un mage et un homme de loi. Trois chefs- d’œuvre de toitures. Les tuiles y étaient si heureusement disposées qu’on ne savait si elles formaient des lignes, des quinconces, ou bien encore ces longs triangles familiers aux oiseaux migrateurs. Toujours est-il qu’au premier  signes de l’été elles s’envolèrent en effet, un matin, comme des oiseaux, laissant derrière elles l’inextricable beauté des charpentes. Elles revinrent, le soir, se poser dans un ordre parfait et il en fut ainsi tous les jours de soleil, si bien qu’on pouvait prévoir l’éclat du temps selon leurs départs. Les greniers s’aéraient, les maisons semblaient mieux respirer, mais les possesseurs furent fortement affectés, dit-on, par cette incompréhensible féerie. On accusa l’architecte. On rappela son passé déshonorant. L’affaire fut assez vivement discutée pour parvenir aux oreilles du roi.

Il s’agissait, ainsi qu’on le rapporta à sa majesté, d’un homme plus redoutable qu’un sorcier, car il faisait l’innocent et ne se jugeait jamais responsable, les choses du monde étant, à ce qu’il prétendait, sujettes à maintes métamorphoses dont les causes restaient cachées. Il semblait difficile de le punir, dans la crainte qu’il ne causât des troubles plus graves, et l’on ne pouvait pourtant le laisser se moquer des gens outre mesure.

- C’est bien, dit le roi. Qu’on le fasse comparaître.

L’homme se présenta.

- J’ai entendu parler de ta conduite capricieuse, lui dit le roi. Il est assez évident que tu ne peux vivre avec les hommes sans les surprendre. Eh bien ! je vais te confier un poste nouveau, qui peut avoir son importance et dans lequel tu nous serviras au lieu de nous dérouter. Je te nomme ambassadeur auprès des fleurs, graminées, arbres, champignons et lichens de toute espèce. Nous avons remarqué qu'en dehors de quelques légumes ou bois profitables il existait une foule d'êtres superflus qui envahissent nos champs, nos routes et même les cours du palais. Nous avons coutume d'entretenir des relations avec les peuples les plus lointains de la terre, même avec des ennemis, ce qui est prudence. Il est temps de songer à ces végétaux qui sont la honte d'un royaume bien tenu. Pour ta part tu auras la charge d'entrer en conversation avec eux, d'intimer l'ordre aux chardons de s'éloigner de nos remparts, d'accorder aux violettes quelques laissez-passer pour pénétrer reins nos enceintes sans toutefois que nos roses en soient dénigrées, Persuade, menace les orties et les chiendents, sache montrer quelque gracieuse condescendance envers les pervenches, pourvu qu'elles renoncent à rivaliser avec les regards de nos jeunes filles. Et que je n'entende plus jamais parler des lichens et autres parasites, ni de ces champignons qui ont commis mille meurtres. Va ! Tu as une tâche à laquelle tu dois appliquer toute ton ingéniosité.

Ainsi fut-il fait. Un édit accrédita notre homme qui partit les mains vides vers le lointain des champs, avec la seule assurance d'être nourri de lait et de salades. Chacun applaudit à ce tour d'un roi sage qui savait rendre moquerie pour moquerie. Mais l’ambassadeur n'avait pas dit son dernier mot.

On raconte qu'il parvint réellement à s'entendre avec les plantes. Toutefois il ne fit pas ce qui lui  avait été commandé, ou plutôt il interpréta à sa manière les ordres ironiques du roi. Il sut ménager des retraites aux chardons que les faux menaçaient, il avertit les orties, les renoncules avant qu'on y mît la pioche, préserva la plus subtile herbe des landes, les plus minces, les plus tendres, les plus vénéneuses cellules de champignons, et il faut bien qu’il en ait été ainsi sans quoi, sous une si longue domination humaine,  vous ne verriez plus rien de tout cela. Un vaste empire végétal, à jamais étranger, aurait sans doute disparu sans la parole rusée d'un mauvais artisan. On assure même qu’il inventa des espèces nouvelles. On dit qu'il se maria et que ses descendants furent des écrivains, des écrivains-orties, des écrivains-palétuviers, des écrivains-épis du vent et tant d'autres qui peuplent nos contrées. Cette dernière allégation reste discutable. Mais qui pouvait prévoir ce qui naîtrait d'un temps où une fois les tuiles s'envolèrent comme des oiseaux en de si belles ordonnances ?

André Dhôtel

Texte paru dans Nivernais-Morvan, printemps 1975,

repris dans le Bulletin de " La route inconnue " n°3.