Une lettre à Jean Paulhan

alinéa

9 avril [1944]

Bien cher ami,

Pour vous remercier de ces moments heureux et paisibles que vous m’avez donné l’occasion de passer avec vous.

J’ai été très touché par certaines peintures de D[ubuffet]. Les chevaux devant la lune m’ont procuré une impression rare et bien curieuse : celle qu’on a devant certaines cartes postales très banales où, je crois, on est saisi par la liberté de poursuivre des rêves personnels, avec ceci de plus que j’étais cette fois guidé par l’équilibre et la raison secrète de l’artiste. Par son expression, Dubuffet donne de l’expression même aux paysages, et je trouve qu’il renouvelle merveilleusement cette expression pour tous les objets qu’il peint. Très étonné aussi par ces trois femmes nues, comme trois grâces (les seins même sont doués d’une gracieuse personnalité). Certaines couleurs m’ont paru aussi bien vives et vivantes dans d’autres tableaux. Mais je ne comprends pas du tout (pour le moment du moins) ces hommes dédoublés ou alignés. Je sais bien que c’est hallucinant et que cela ne manque pas d’une fantaisie rêveuse et fabuleuse. Mais l’intention de l’artiste est peut-être trop marquée à mon goût, et gêne pour moi le libre jeu de l’art. Les divisions de ces tableaux vitraux me séduisent aussi, mais je suis encore un peu confondu par une sorte de compromis entre le tableau dont on attend une profondeur et la décoration, par principe aplatie. Réflexions sommaires et à revoir bien entendu.

Naturellement je n’ai pas pu attendre de m’installer dans une très profonde tranquillité pour lire votre Clef de la poésie. Je ne voulais pas vous en parler avant de l’avoir relue. Mais tout de même je peux dire que je l’ai lue passionnément et que j’ai retrouvé, en suivant l’argumentation, un sentiment de beauté plus intense et plus parfait encore que dans Les Fleurs de Tarbes. Cela vient aussi de ce que la conclusion n’est plus suspendue, tout en réservant avec bonheur d’autres problèmes pour l’avenir.

Un point sur lequel je ne suis pas de votre avis pour la présentation de l’œuvre : n’est-il pas inutile de dire que cela risque d’être ennuyeux (le lecteur se débrouillera bien) et la poésie ne s’accommode nullement des opinions vagues et contradictoires. Combien d’œuvres belles qui ne se poursuivent pas ou se poursuivent mal, et on est souvent égaré, et on devient trop méfiant ou trop confiant. Il y a une gêne incontestable.

Comme vous avez raison de refuser d’emblée à jouer le moindre rôle comme directeur poétique. On ne manquera pas toutefois d’en parler. Mais votre rôle est plus beau et plus secret. Cette loi poétique me semble un mythe nouveau, merveilleux et juste: loi par un aspect, fable par un autre, c’est justement ce qu’on peut concevoir de plus humainement parfait. Mais je vous écrirai des réflexions plus précises. Je suis infiniment heureux de découvrir que vous battez en brèche tout ce qui se voue au mystère, et que vous écartez le mysticisme proposé à la poésie. C’est un soulagement, que j’attendais. Laissez-moi vous assurer que mon impression première est curieusement parente de celle que j’ai en lisant La Fontaine (lui non plus n’est pas régisseur en moralité, mais quelle mesure de la morale et de l’humanité !).

Je vois que peut-être ces impressions ébauchées sont ce que je peux vous donner de mieux (quoique j’aie bien l’intention de vous parler de façon plus détaillée). Je suis pour ma part, aussi bien en vivant qu’en écrivant, en plein dans le thème des maladresses tant bien que mal et autant que possible réparées ou rattrapées - et je crois que je n’en ai que mieux le sentiment­­ exact de l’équilibre heureux réalisé par d’autres. En fait il y a toute une vie de recherches dans cette Clef de la poésie, et c’est un bonheur que le respect éprouvé pour cette œuvre se tempère, s’ordonne en je ne sais quelle familière aisance.

Après ces impression en vrac, j’ai à vous dire que je serai à Paris jeudi et vendredi prochains. Je vous téléphonerai jeudi matin. Demain je pars pour Coulommiers.

Je vous prie de dire ma respectueuse sympathie à Mme Paulhan.

Bien fidèlement à vous.

André Dhôtel