Le pied nu de Georgette

alinéa

Dans la vallée du chemin de fer n’est sans doute pas le plus connu des romans d’André Dhôtel. Peut-être n’est-ce pas non plus le plus abouti, mais c’est en tout cas un roman riche d’enseignements sur la manière propre à son auteur. Et peut-être est-ce par ses défauts même qu’il est si révélateur… Ce seizième roman fut publié en 1957 chez Pierre Horay à une époque, entre 1954 et 1960, où l’auteur se partageait entre Grasset et Horay, avant de revenir chez Gallimard. Sans qu’il y ait véritablement rupture, les romans de ces années-là révèlent un changement de ton assez sensible. Peut-être le succès du Pays où l’on n’arrive jamais a-t-il donné à son auteur plus d’insouciance et de légèreté. En tout cas il se laisse aller plus volontiers à la fantaisie et aux invraisemblances, tout en laissant apparaitre davantage le fil secret qui le guide. C’est déjà ce qui se passe dans Le Ciel du faubourg mais les choses sont ici plus nettes encore et Dans la vallée du chemin de fer pourrait faire figure de modèle sur ce plan-là.

Tout commence comme une simple chronique conjugale, le récit d’un banal adultère. Mais lorsque le héros, Jérôme Baltat dit Balthazar, surprend sa femme Georgette sur le point de partir à vélomoteur, la vue de son pied nu le bouleverse et c’est à partir de là que tout se dérègle. Tentative de meurtre, scandales avec une certaine Rosalie, départ de la ville de Romeux : Jérôme agit désormais de manière irrationnelle et son destin bascule.

Comme l’énigmatique bracelet d’améthyste dans Bernard le paresseux, le pied dénudé par une sandale brisée agit comme un révélateur. Pour autant il ne s’inscrit pas dans un processus explicable ; il signifie que nous sommes tous, autant que nous sommes, mus par une logique incompréhensible qui cristallise en des détails infimes et pourtant incontournables. Et l’on retrouvera un schéma de ce type dans de très nombreux romans de Dhôtel.

Voici donc Jérôme qui envisage de partir en vacances sur la Côte d’Azur et qui s’égare, se retrouve dans le domaine des Sarts engagé par une dame fantasque pour mener à bien de grands projets d’aménagement. Une idylle hésitante se noue avec Véronique, la fille de la dame : se marieront-ils ? À vrai dire la question du mariage n’a pas grand sens ici — d’autant moins que Jérôme est déjà marié. Peut-être faut-il y lire tout simplement, comme souvent chez Dhôtel, une version pudique ou discrètement ironique de la question de l’amour consenti et accompli. Du reste, comme dans Le Village pathétique, il ne suffit pas d’être marié, il faut en quelque sorte le mériter. Marié ou non, peu importe en définitive ; ce qui importe c’est la révélation soudaine qui rapproche deux individus et qui leur fait comprendre qu’ils sont pour toujours voués l’un à l’autre. Mais nulle mystique de l’amour fou : il s’agit de comprendre ce qui réunit deux êtres malgré leurs dissemblances et leurs dissensions, ce qui rend aussi les autres amours impossibles, et c’est ici, bien sûr, le pied nu de Georgette.

Hésitations, contradictions, revirements ne cessent d’agiter les couples dans cette histoire de manière presque vertigineuse, si bien qu’on finit par se demander à quoi joue le romancier et s’il n’est pas en train de faire tourner en bourrique son lecteur, pourtant bien disposé a priori. Mais, justement, le caractère presque incongru de ces hésitations finit par nous interpeller. Est-ce qu’au fond le romancier ne chercherait pas tout simplement à grossir, comme il regarderait à la loupe les graines ou les champignons qu’il affectionne, les sentiments confus et continuellement changeants qui agitent le cœur de chacun ? Est-ce qu’il n’est pas en train de rendre ouvert et explicite ce qui reste habituellement secret, les éternelles incertitudes des sentiments ? Sentiments versatiles sans doute mais qui retrouvent périodiquement une image comme une certitude, celle du pied nu de Georgette.

Si ce motif constitue donc le fil conducteur du monde intérieur, c’est le pont qui, à l’extérieur marque symboliquement la réunion des deux personnages et la fin de ce dédale de chemins où ils erraient, montant et descendant de part et d’autre du chemin de fer, désormais enjambé par le tout nouvel ouvrage d’art. Comme toujours chez Dhôtel, le destin des personnages épouse le dessin d’une topographie capricieuse. Peut-être l’auteur a-t-il forcé le trait dans son exploitation un peu systématique des leitmotive de son roman mais il en révèle en tout cas, de façon particulièrement transparente, la signification profonde et exemplaire.

Philippe Blondeau