Instants

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Instants

Le renard joue sur un échiquier de forêts, où il n'y a pas de cases privilégiées. La retraite impénétrable serait encore une vive illusion, s'il savait rêver. Aussi bien doit-il se tenir à proximité des poulaillers, et les sentiers sont assez nombreux dans ce voisinage pour former un damier où sa perte peut être calculée par des spécialistes. On lui propose en outre le double problème de se mouvoir à la fois dans le réseau des odeurs où sont lâchés les chiens et dans l'étendue délimitée par les points d'affût. L'ombre et le silence n'ont plus de vertu, et il ne connaît aucune protection divine.

Ses ruses sont naïvement connues : retours, recoupements de la piste, et se dérober. Il est probable que la méthode essentielle, qui utilise le temps, nous échappe. La solution du renard se trouve dans l'instant où il doit franchir un angle donné du bois. Comme il sera nécessairement dénoncé, sinon aperçu, il faut que ce soit toujours trop tard pour les chiens et pour nous, et tôt pour lui, dans une lumière où l'attention n'est pas éveillée, où le monde poursuit ses images à l'abri d'une ignorance. Et la feuille bouge alors sans qu'on l'ait entendue : tous les murmures sont livrés au hasard pendant l'aube rapide où l'être solitaire les connaît avant tous.

Il y aurait aussi l'attente, puisque le moment du salut n'est pas souvent situé avant l'éveil, mais après, dans un intervalle que quelque magie saurait peut-être exprimer. La bête a fui ? Elle ne hante plus cet espace, ou bien on la situe en plusieurs lieux à la fois. Elle respire là où nul ne sait, et ses yeux se referment sur l'angoisse décisive. Tout autour rayonne le néant au sein duquel tremble seulement quelques brindilles. Et le soleil brille très haut sur les cimes où la tourterelle se dissipe en cet unique froissement d'ailes.

Aucun calcul possible que le rythme du sang qui d'ailleurs poursuit toujours un flux monotone. Pas de points de repères ni de réflexions sur les choses. À travers tant d'odeurs qui menacent vient l'odeur d'eau d'une mare éloignée (souvenir d'un miroir caché par le cresson). Jusqu'à quelle seconde attendre qu'il n'existe pas de seconde ?

Bien loin de là des enfants vivent sans connaître nullement l'immense valeur de l'avenir immédiat. Écoles où jamais l'événement ne surgit : on y apprend que tout se succède indéfiniment, et qu'il ne se trouve pas d'intervalle où passeront l'innocence, le péril ou les dieux. On prétend même y savoir exactement en quoi consiste la poésie qui n'est rien, ou qui est le salut ou n'importe quoi. L'écolier se voit réduit à scier sournoisement son pupitre, afin de rétablir un peu de vide dans son existence.

Le renard ? Un élan le soulève tout à coup. C'est l'éblouissement de la mort. Ou bien le retour patient vers la nichée, la faim et le sommeil vivant. De toutes façons un grand ciel brillera ce soir.

André Dhôtel

Texte paru dans La Grive, n°51 (1946)